A propos du muscle : interview de Camille Juza

Tous musclés ! (J. Momcilovic, C. Juza, 2019) est une websérie documentaire de dix épisodes de 5 minutes diffusée sur Arte qui explore le culte du muscle dans nos sociétés contemporaines à travers une approche anthropologique, philosophique, politique et économique. Nous avons eu la chance de poser nos questions à Camille Juza, co-réalisatrice, du documentaire.

Camille commence par nous expliquer comment l’idée de réaliser cette websérie est née. En 2018, on lui a proposé de seconder Jérôme Momcilovic dans la réalisation de La Fabrique d’Arnold Schwarzenegger. Elle nous confie avoir appris énormément sur l’histoire du culturisme et sur la manière dont cette sous-culture s’était démocratisée jusqu’à devenir un idéal de beauté, de virilité et de puissance. Cette histoire, il fallait la raconter et iels ont proposé le projet de film à Arte, qui a tout de suite accepté. Cela a pris la forme d’une petite série de courts films qui saisissent le culturisme comme un phénomène anthropologique, avec le point de vue d’économistes, d’historiens, et aussi de pratiquants.

Plusieurs questions sont successivement abordées. D’abord, le culturisme est replacé dans son histoire. Comment est-on passé de la figure d’Hercule de foire, homme étrangement musclé que l’on venait observer dans les cirques d’antan, au bodybuilder moderne ? Assez curieusement, alors même que l’utilité du muscle a eu tendance à diminuer depuis le XIXe siècle et la révolution industrielle celui-ci semble s’être généralisé : culture du fitness, street workout, salles de sport pratiquement à chaque coin de rue, flopée d’hommes et de femmes musclé.es dans nos représentations, etc. S’ils ne servent pas à courir, lancer, porter ou se battre, à quoi servent ces muscles qui débordent ? Construire une figure masculine idéale, un canon de beauté ; une norme esthétique donc. Mais pas seulement si on écoute les principaux concernés. Le corps signifie désormais plus que ça ; être musclé c’est avant tout avoir su s’entreprendre, c’est démontrer qu’on est capable de productivité, de discipline et d’un travail acharné pour arriver à ce résultat. No pain no gain, la vielle rengaine.

Camille nous raconte : « on ne sait pas vraiment si c’est le résultat ou la souffrance qui compte ». Les culturistes qu’elle a interrogés ont un rapport à la discipline et à la volonté saisissant : « c’est quand même une disposition psychique assez particulière, d’aller à la salle tous les jours. Les corps souffrent. Il y a un rapport à la souffrance qui est assez impressionnant d’ailleurs et qui ressortait beaucoup. »

Nous revenons sur la logique capitaliste d’investissement sur son corps et l’idée selon laquelle si un individu qui est performant physiquement le sera tout autant au travail. Camille nous explique que le culte du corps est devenu de plus en plus important dans des sociétés de plus en plus individualistes depuis la fin des années 1970 et s’est parfaitement inscrit dans le mouvement néolibéral (en France, la figure de Bernard Tapie en est une parfaite illustration). La responsabilité de notre destin personnel reposant désormais sur chaque individu – et de moins en moins sur une logique de classes sociales – l’accomplissement de soi est devenu l’idéologie dominante et, dans cette philosophie, l’aspect physique est très important. Le corps est considéré comme le signal d’autre chose ; il est le reflet des qualités personnelles de l’individu. La réalisatrice de Tous musclés ! en conclu que la discipline nécessaire au body building peut être le signe d’une éventuelle soumission à une discipline similaire dans l’entreprise.

Le documentaire évoque également les rapports complexes qu’entretiennent le body building et les culturistes avec la science et la technologie. En effet le body building moderne peut être considéré comme un idéal de progrès scientifique, où les athlètes cherchent à optimiser leur physique à travers une approche rationnelle et mécanique du corps humain, en utilisant des techniques et des équipements issus de la science et des technologies. Cette pratique peut être interprétée comme une forme de transhumanisme, où l’homme cherche à se perfectionner en devenant une machine. Cette rationalité se manifeste par la répétition des mouvements et l’utilisation de la technologie pour mesurer et quantifier les performances corporelles, conduisant à une forme d’équation numérisée du corps (contrôle de l’alimentation, des apports en protéines et en calories, aspect mécanique des répétitions, posture parfaite lors de l’entraînement, etc.).

Sont également pris en compte dans cette web série les rapports complexes entre culturisme, genre et sexualité. D’un côté, cette pratique participe à la construction d’une masculinité hégémonique, en mettant l’accent sur la force, le courage, le travail et la production d’une véritable armure physique. De l’autre, les bodybuilders entretiennent une relation forte avec des éléments qui ne font traditionnellement pas partie de la culture masculine comme les miroirs, l’image et la beauté.

Et quels sont les futurs projets de Camille Juza ? Elle nous explique que la série mise en ligne pendant le confinement a très bien marché (plus de cinq millions de vues). Arte leur a donc commandé une deuxième saison en leur demandant de travailler sur la question des femmes et du muscle. Elle s’est rapidement rendue compte que les injonctions portées sur le corps des femmes étaient très spécifiques : sexualisation du corps des sportives, rapports de domination, discriminations systématiques, impossibilité d’accéder à certains sports, à certaines compétitions, à certains équipements (pour aller plus loin, Toutes musclées ! est à retrouver sur Arte ou YouTube). Son prochain projet est de travailler sur la « crise de la virilité ». Elle nous confie avoir été sidérée par les commentaires des hommes sur ce deuxième projet : « ils se sentaient particulièrement menacés par la musculature féminine, par la possibilité qu’ont les femmes de performer ; leur rage m’a parue stupéfiante ! ».

Samuel da Costa

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