Juin, artisan du geste parfait
Aborder la liberté de la presse sans évoquer Charlie Hebdo et les menaces qui pèsent sur la profession de dessinateur de presse, ce serait passer à côté d’un des éléments essentiels qui permet de faire fonctionner notre démocratie : la liberté d’expression. Pour ce faire, nous avons invité Pierrick Juin, journaliste et dessinateur de presse chez Charlie Hebdo à venir réaliser à nos côtés, l’affiche centrale de ce numéro ainsi que la Une. Une collaboration inédite et exceptionnelle pour appréhender ensemble les règles d’un bon dessin de presse.
Née à Nancy en Meurthe et Moselle, Juin étudie en prépa littéraire afin de devenir journaliste. C’est en lisant beaucoup de presse qu’il découvre le métier de dessinateur de presse. « Le dessinateur de presse, c’est la personne qui a la chance de pouvoir s’exprimer le plus largement, le plus librement dans un journal, et c’est pour ça que j’ai eu envie de faire ce métier-là. » Selon Pierrick tout le monde n’a pas la faculté de pouvoir s’exprimer avec le dessin, mettre des mots sur ce qu’il ressent ou sur ses idées.
C’est pourquoi il décide de passer le concours de l’École Nationale Supérieure d’Art et de Design de Nancy plutôt que de rentrer à Sciences Po.
« Je me suis vraiment mis à dessiner, pendant 6 mois à peu près pour passer ce concours. Je m’étais rendu compte que ce qu’on pouvait être amené à acquérir comme connaissances en école de journalisme, je pouvais l’acquérir moi-même alors que la pratique du dessin : représenter des choses, faire passer des émotions, c’est beaucoup de travail. C’est mieux d’être accompagné par des gens qui ont cette maitrise-là. C’est une forme d’artisanat du geste parfait. »
Il estime que les dessins n’ont plus la part-belle dans les journaux, à l’image du fameux New York Times, qui depuis juin 2019, décide de ne plus publier de caricature dans son quotidien. « Ce qui m’énervait lorsque j’étais aux Beaux-Arts, c’est que dans les journaux, il y a plein de photos d’archives pour illustrer les articles. Par exemple, pour un article qui traite du train, il y a une photo d’archive de train alors que ça pourrait être un dessinateur. Il apporterait de l’humour, du sens, et de l’intérêt. Au lieu de ça, il y a une image vide de sens, transparente. Si tu ne proposes pas des choses intéressantes aux gens, des choses qui les surprennent, ça ne sert à rien. Si tu te dis que tu ne veux pas les choquer, tu proposes de la soupe, quelque chose sans goût. Au final, c’est dommage pour tout le monde. »
Pierrick essaie d’avoir un regard amusé du monde, apporter de l’optimisme qui donnent envie de se battre. « Un bon dessin de presse, c’est un dessin qui doit faire réagir et réfléchir les gens. Je pense aussi qu’un bon dessin doit aller à la rencontre de l’autre. » Malgré les menaces qui peuvent peser sur Charlie Hebdo, il n’y pense pas, se considérant peut-être même comme inconscient. Même s’il ne cache pas le fait d’être dessinateur ou en reportage, il ne dit pas toujours qu’il travaille à Charlie.
Mais quelles sont les limites du dessin de presse ?
« Moi j’ai l’habitude de dire qu’on ne peut pas être joueur et arbitre. Moi je joue tant que l’arbitre ne siffle pas. » Même s’il est facile d’avoir un procès pour diffamation ou insulte, une pirouette dans la phrase et on évite la plainte. « Il faut assurer le service après-vente » nous dit Pierrick, « être convaincu de son idée pour pouvoir la défendre à la barre. »
Alors, l’humour avant tout ? Pierrick ne se met pas de limite. Son but c’est de faire marrer les gens donc il cherche à être efficace. « Dans l’idéal, un bon dessin c’est un dessin qu’on ne pourrait publier que dans Charlie car les autres journaux ne l’assumeraient pas. » Et il en a des anecdotes sur ce sujet : comme pour le Parisien, qui ne souhaite plus publier des dessins de Juin, d’Alice ou de Biche, car « y’a une bite dedans, celui d’Alice, ça ne va pas non plus… ». Au final, il ne restait plus que le dessin de Juin. Et puis, finalement ils n’en ont publié aucun. « Le plus grand danger c’est la censure », finit Pierrick.
Comment ça se passe chez Charlie Hebdo ?
« Tous les mercredis on se réunit. C’est à ce moment-là que nous décidons des articles auxquels nous allons apporter de l’importance : plus ou moins de volume de texte, plus ou moins d’espace dessiné. » Si un dessin est considéré comme très bon, ils peuvent lui trouver un espace plus grand dans le journal. Si l’intérêt graphique ou l’idée est vraiment forte, le dessin peut passer dans la rubrique « la couverture à laquelle vous avez échappé » en page 16.
« Nous sommes assez libre, car si l’actualité s’impose nous pouvons bousculer le chemin de fer jusqu’au dernier moment. »
La bonne nouvelle c’est que Charlie Hebdo se porte bien financièrement. « L’année dernière nous avons fait à peu près 50 000 euros de bénéfices qui ont été mis de côté dans une réserve statutaire à laquelle nous ne pouvons pas toucher. Cet argent peut servir aux investissements futurs du journal ou à assurer sa bonne santé, sa viabilité. » Pourtant, la sécurité des journalistes coûte très cher. Même avec l’aide de l’Etat, la somme dépensée représente beaucoup de numéros. Pierrick nous précise « qu’un petit journal qui voudrait se lancer et faire des caricatures qui « chient dans la colle », qui énerveraient les gens et qui se retrouveraient menacé comme Charlie mettrait très vite la clef sous la porte car il ne pourrait pas assurer sa sécurité de la même façon que Charlie Hebdo à l’heure actuelle. »
Alexis Le Cocquen
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