La lente flèche de la beauté

Le 10 janvier dernier, nous avons eu la chance d’avoir en visioconférence depuis les locaux  du Bâtiment à modeler Muriel Van Vliet, professeure de philosophie à l’Université Rennes 1, pour une intervention sur le Beau. Son visage et sa voix m’étaient familiers puisque j’avais pu apprécier ses séminaires sur l’art abstrait du temps où j’étais encore étudiant.

La discipline de l’esthétique (ou la philosophie de l’art) a ceci de particulier pour moi qu’elle me paraît appréhender des objets qui nous sont à la fois courants (nos perceptions, la nature, l’art, la beauté, etc.) et curieusement insaisissables. Je veux dire par-là que ce sont des objets dont j’éprouve les plus grandes difficultés à tracer les contours. L’esthétique fait partie de ces branches de la philosophie qui nous transportent, comme peut le faire la littérature. C’est une matière dans laquelle nos sentiments, profonds et construits, ont toute leur place aux côtés des écrits des grands noms de la philosophie et des arts.

Ainsi, l’intervention de Muriel Van Vliet a pris la forme de ce qu’elle a appelé des « capsules philosophiques », c’est-à-dire de courtes explications d’un courant ou de la pensée d’un philosophe, auxquelles elle nous invitait à réagir en exprimant nos ressentis et nos propositions exemplifiées.

Dans sa première capsule, elle nous a proposé de commencer par le commencement : le problème philosophique de la beauté dans l’Antiquité. Platon d’abord, se méfie des artistes. Pour lui, l’art n’est qu’une piètre imitation – mimésis – des choses réelles et est ontologiquement inférieur aux idées. L’art, en créant chez le sujet une émotion esthétique, le tromperait et l’égarerait du droit chemin de l’accès à la vérité, comme la rhétorique d’un beau discours duperait celui qui l’écoute. Toutefois, Platon distingue l’œuvre d’art de la quête du beau puisqu’est écrit dans Phèdre : « Quand un homme, apercevant la beauté d’ici-bas, se ressouvient de la beauté véritable, son âme alors prend des ailes (…) ». Cela signifie, selon Muriel Van Vliet, qu’il y a quelque chose comme une élévation possible à partir des choses belles. Celles-ci nous inspirent, sont réjouissantes et semblent nous promettre : la beauté annonce quelque chose de plus grand ; elle part du corps, du sensible, et nous emmène vers l’intelligible, vers les interrogations les plus grandes – et donc les idées les plus belles.

Chez Aristote, au contraire, l’œuvre d’art produit une vérité propre que l’artiste, en unifiant le chaos de la réalité prosaïque, donne à voir au spectateur. Si on aime l’art c’est pour subir une catharsis, pour être remué et ainsi purger nos plus viles passions. C’est ainsi qu’une scène de théâtre qui imite la terreur et la souffrance peut étrangement nous provoquer du plaisir. Nous avons alors pu sortir de l’Antiquité pour évoquer nos propres références : la phrase magique d’André Breton : « la beauté doit être convulsive sinon rien » ; « L’aigle noir » et la résilience de la chanteuse Barbara qui transforme son infinie tristesse en une œuvre belle et poétique ; ou encore le dernier album de Bashung avant son décès « Bleu pétrole ». Nous en concluons que la beauté aurait ici un rôle presque psychanalytique, celui de nous sauver, de nous faire vivre par procuration un destin tragique ou de le surmonter. L’esthétique nous permet ainsi d’explorer des affects jusqu’au bout, de passer à la limite, d’aller à l’extrême.

Ceci étant dit, nous avons rejoint une autre capsule, celle de Kant, pour qui l’art et la beauté permettent de nous faire sentir le sentiment de vie, d’une certaine liberté. Pour lui, quand on est face à l’art on est débordés et ce qu’il faut en attendre c’est d’être déstabilisé, de tomber du cheval et de ne pas rester indifférent face à l’œuvre d’art. Muriel Van Vliet nous évoque à ce stade une œuvre qui la fait se sentir particulièrement vivante : Les nanas de Niki de Saint Phalle, sculptures monumentales et colorées de silhouettes féminines dont les rondeurs sont accentuées. Ces œuvres – qui selon ses propres mots « déconstruisent plutôt que construisent » – la font se sentir vivante, le temps d’intérioriser et de comprendre ce qu’il se passe : « Cela nous fait revenir sur nous-mêmes. Cela nous renvoie sur nous-mêmes alors que beaucoup d’autres activités nous renvoient vers le réel. On accepte de ne pas trop comprendre mais ce n’est pas grave ». Muriel nous évoque ce contraste entre un quotidien dans lequel on consomme, on tente de comprendre puis d’expliquer alors que dans l’art il ne s’agirait que de sentir. Nous continuons ensuite de discuter d’art et prenons l’exemple des objets désagréables de Giacometti ou encore des objets « fées » – des objets qui nous hantent comme ceux de Marcel Duchamp : pourquoi donc ces objets restent dans notre tête alors qu’ils ne sont pas très beaux ?

Sans trop tarder nous revenons à nos philosophes. Cette fois la capsule c’est Nietzsche et sa lente flèche de la beauté. Dans son ouvrage Humain, trop humain (1878), il écrit : « La plus noble sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d’un seul coup, qui ne livre pas d’assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût), mais qui lentement s’insinue, qu’on emporte avec soi presque à son insu et qu’un jour, en rêve, on revoit devant soi, mais qui enfin, après nous avoir longtemps tenu modestement au cœur, prend de nous possession complète, remplit nos yeux de larmes, notre cœur de désir. » Nietzsche instaure ici un rapport à la beauté qui est un rapport à la temporalité. C’est cette nostalgie – le fait de repenser à un objet ou à une personne et que cela nous ravit – qui fait qu’une chose est extrêmement belle. Muriel nous raconte une anecdote qu’elle a vécu lors d’un cours de dessin qu’elle suivait. Elle avait évoqué cette citation de Nietzsche à son professeur et, lors du cours suivant, celui-ci avait exposé dans la salle un tableau sur lequel figurait l’inscription détournée : « La lente flèche de la beauté… n’atteint pas l’art contemporain. » Vous avez deux heures. Cela ferait un super sujet de dissertation. Nous nous quittons doucement sur ce débat. Sommes-nous entrés dans une société qui va trop vite pour apprécier la beauté du monde ? A-t-on perdu ce rapport à l’idéal ? Les œuvres d’art sont-elles devenues jetables, consommables ? Je pense à mes ami.es artistes et à leurs pratiques dans lesquelles la beauté n’est plus une question : « la vielle et vaine quête du beau… » se diraient-ielles.

Nous nous quittons et je reste avec une question en suspens : peut-on continuer à parler de beauté sans évoquer celui qui l’énonce ? La beauté, le beau, sont-ils seulement des concepts qui flottent au-dessus de nos têtes, des idéaux ? Ou bien faut-il au contraire les replacer dans un contexte socio-politique, les envisager comme des constructions sociales, comme des normes qui entretiennent des relations complexes avec d’autres normes ? Peut-on aujourd’hui parler de beauté sans parler de pouvoir, de sociologie, de santé, de race, de poids, de genre, de sexualité ; bref d’un système d’inclusion et d’exclusion dans lequel il existe une norme dominante qui prescrit des comportements et à travers laquelle nous portons un regard sur le monde ?

Samuel da Costa

Sur le même thème

Oubliez le Body-summer, pensez Body-positive

Quand mon miroir me ment

La beauté cachée des laids