Philippe Croizon : « L‘humour est l’outil de résilience le plus important »
Quand nous entendons le nom de Philippe Croizon, il nous vient à l’esprit cette image du guerrier amputé des quatre membres qui a traversé la Manche à la nage. Nous avons eu l’honneur d’interviewer, sur le thème de la liberté de mouvement, quelqu’un de jovial, sans langue de bois et avec une analyse pointue de la société, nous faisant oublier son handicap.
Vous avez traversé les mers de cinq continents, fait le Paris-Dakar… Autant de défis sportifs exaltants pour les valides, mais qui relèvent encore plus de l’exception vous concernant. Au- riez-vous osé les relever si vous n’aviez pas eu votre accident ?
La question est très compliquée. Je ne sais pas quel parcours j’aurais eu si j’avais encore mes bras et mes jambes. J’avais une carrière métro-boulot-dodo, avec une maison et le désir d’évoluer dans l’entreprise de métallurgie dans laquelle j’étais. Puis, je démonte une antenne de télévision. Rebelotte, je dois redémarrer un parcours de vie… En fait, non, je n’aurais pas eu le même parcours de vie. A cause de l’accident, il y a des choses que je ne peux plus faire, mais grâce à lui, j’ai pu faire des trucs de dingue. Je suis parvenu à inverser la vapeur. Il y a une longue période où j’ai beaucoup pleuré, crié, voulu mettre fin à mes jours, puis un moment je me suis relevé. J’ai dit « voilà, j’ai un rêve : je veux traverser la Manche à la nage ».
Quel a été le déclic ?
Sur mon lit d’hôpital, deux mois après mon réveil, je vois une jeune fille traverser la Manche à la nage. Je me dis : « Pourquoi pas moi un jour ? » Je le fais 16 ans plus tard, à 40 ans. Je n’ai jamais fait de sport, j’étais gras comme un petit lardon. Il fallait transformer la bête. J’ai donc monté une équipe à qui j’ai donné un objectif : « C’est vous les pros, à vous de m’emmener au bout. » 4000 km de nage en 2 ans, 6 heures de gainage par semaine, des tendinites de partout au bout d’un mois. Tout casse de partout. La première fois, qu’ils m’ont mis à l’eau. Je ne sais pas nager, j’ai coulé. Ils viennent me chercher à quatre mètres de profondeur. En même temps, je ne les avais pas prévenus que je ne savais pas nager, je leur avais fait la surprise (rires).
N’y a-t-il pas une forme de nostalgie par rapport à votre vie avant l’accident ?
Les premières années après mon accident en 1994, oui. Aujourd’hui, je suis Philippe, et non une personne en situation de handicap. J’ai accepté mon schéma corporel et quelque chose de primordial : demander de l’aide. Il ne faut pas le vivre comme un déshonneur, mais un moment de partage. C’est grâce à ça que j’ai une vie géniale et que je discute avec vous trois aujourd’hui. Le « je » n’existe pas. On avance ensemble et on réussit ensemble. Ma nostalgie est morte maintenant, elle n’existe plus. Elle a duré 7 ans et ensuite, j’ai pris mon destin en… Enfin voilà (rires).
Vous avez beaucoup d’autodérision. Est-ce pour vous une arme ou un remède pour dédramatiser, aussi bien pour vous, que par rapport aux autres ?
C’est une bonne question. Après ma phase de dépression et de déni, j’ai commencé des conférences sur le dépassement de soi dans les entreprises. Parce qu’on a plus de chances d’avoir un accident que gagner au loto, j’avais besoin de casser cette froideur, ce plafond de verre. J’avais peur d’eux et eux avaient peur de moi. Il a fallu que je fasse le premier pas en disant des conneries. J’arrivais en annonçant d’emblée que j’allais leur expliquer mon parcours de vie. Et là, ils devaient se dire « oh putain 1h30, on va prendre cher, il va nous raconter sa vie de merde » (rires). J’explique dans mon dernier bouquin « Pas de bras, pas de chocolat » que l’humour est l’outil de résilience le plus important. Lors des attentats de 2015, nous avons été sous le choc. Une chape de plomb s’est abattue. Rappelez-vous, les humoristes ont arrêté de faire des vannes pendant 15 jours, avant de se remettre en route. Et là, on a pu respirer, revivre. Seulement, aujourd’hui, dans notre société, en souffrance, nous ne pouvons plus rire de tout. Féministes, musulmans, homosexuels ou encore handicapés défendent tellement leur cause que nous ne pouvons plus nous permettre de rire d’elles. Et c’est là que c’est dramatique. Nous nous dirigeons vers une société encore plus dure. Quand je fais des vannes sur Twitter, je demande l’approbation à mon équipe, car une mauvaise vanne et tu es l’homme à abattre. En une fraction de seconde, ta vie peut basculer. C’est en cela que je me sens moins libre. Rire dans notre société est pourtant primordial. J’adore quand les internautes se foutent de ma gueule sur les réseaux sociaux. Récemment, l’un d’eux m’a sorti, après l’annonce qu’un bras et une jambe ont été retrouvés dans la Garonne : « Oh bah, c’est Philippe Croizon qui va être content ! » (éclat de rires)
Quelles sont les principales contraintes liées à votre handicap et votre liberté de mouvement ?
Il y a beaucoup trop de marches ! C’est un enfer. Je ne comprends pas les architectes qui font des accès à 3 km du bâtiment pour ne pas que ça gâche l’esthétique. Ce n’est pas moi qui suis en situation de handicap mais la société. Car si elle était adaptée, je pourrais aller à la pharmacie, au cinéma etc. Même la plus belle avenue du monde, les Champs Elysées, celle qui nous représente tous, accueille cinq ou six cinémas qui ne sont pas tous accessibles ! Une loi en 2005 sur l’accessibilité a été adoptée mais a été mal expliquée et bafouée. J’espère que les JO de Paris 2024 vont faire évoluer les mentalités comme ceux de Londres 2012. Quand je nageais dans le détroit de Béring entre la Sibérie et l’Alaska, j’ai vu des inuits vivant dans un village, où tout était accessible pour moi, tout ! Alors qu’il n’y en a pas un en situation de handicap ! Dans un village au bout du monde, je ne me sentais pas en situation de handicap, contrairement en France, car j’étais libre de mes mouvements.
Avez-vous ressenti un instant de plénitude dans votre vie ?
Honnêtement ça m’est arrivé une fois. Avant d’aller au détroit de Béring, on prend un hydravion et celui-ci me dépose sur une plage autour d’un lac avec des ours qui pêchaient des saumons. Je me dis « putain, j’espère qu’ils ne vont pas me bouffer ». Je me suis posé sur un rondin de bois, avec un silence que je n’ai jamais entendu. J’ai tout lâché d’un coup et me suis dit : « Je suis vivant ! ».
Finalement, comment définiriez-vous la liberté ?
Oula, je ne suis pas philosophe moi ! (rires) Je dirais le droit d’oser, d’aller vers les autres. Si j’ai un message à faire passer : n’attends pas que les gens viennent vers toi, tu attendras longtemps. Si tu veux t’en sortir, il faut savoir oser demander un coup de main. Et nous avons cette liberté en France de pouvoir le faire. On peut encore rêver dans notre société.
par Alexis Janvier
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