Vivre de la Mort

Le Domaine, documentaire réalisé par Greg Nieuviarts en 2015, nous plonge dans une des facettes de la mort, à travers le portrait de travailleurs du milieu des pompes funèbres. Une entrée en matière pour nous, afin de mieux appréhender le sujet du numéro, par le biais d’un échange avec le réalisateur.

Silence, une salle plongée dans la pénombre, l’attente… Dès les premières secondes de son documentaire Le Domaine, Greg Nieuviarts nous plonge dans l’ambiance mortelle que représente le métier des pompes funèbres. L’absence de voix off renforce le côté « solennel » qu’il peut y avoir lors des funérailles. Les plans pourtant nous parlent et certains nous plongent même dans une ambiance poétique. Le ton est donné. Fort heureusement, il y a des hommes et des femmes face caméra qui redonnent un peu de vie à tout cela. Ils font part de leur parcours et donnent leurs points de vue sur leur métier. Mais pas que. Nos « croque-morts » parlent de choses plus banales et s’amusent aussi entre eux, à deux pas de l’enterrement qui se joue dans l’église.

On découvre que le métier est très chorégraphié. Tel un spectacle, il ne faut rater aucune scène. Et quand on y pense, si la mise en scène est ratée, cela ne renforcerait-il pas la frustration de la famille du défunt ? La musique choisie pour le documentaire, plutôt rock, fait d’ailleurs penser à l’univers des films de mafieux : les gars qui attendent dehors dans leur costume, le conducteur du corbillard qui remet ses lunettes de soleil… Est-ce fait exprès ? « C’était carrément l’idée, enquille direct Greg. Les mecs sont tout le temps habillés en noir. Les fois où je les ai vus, il y avait un cérémonial, un truc qui te fait penser à la série Les Soprano. J’étais carrément dedans ! J’ai travaillé avec un musicien. On est parti sur une musique avec des notes répétitives mais ça ne le faisait pas. Puis, il me pond un morceau de cow-boy avec de la guitare et là, je dis ouais ! C’est là qu’on va aller ! »  Pour le réalisateur, « ça a vraiment nourri l’écriture » : « Avec la musique et ma manière de filmer, j’ai pris conscience de ce que je voulais créer comme regard. Quand ils attendent devant l’église, en bande ou à deux, et qu’ils parlent de leurs chaussures, c’est typique d’une scène de gangsters qui ont fait un coup et qui discutent ensuite de choses complètement anodines, alors que tu sais qu’à coté, il y a un macchabée qu’ils ont refroidi ! »

Ce sont des petits moments comme ceux-là qui font respirer le film. Parce qu’il existe quand même certaines scènes lourdes de sens (cercueil blanc d’un enfant, certaines parties de corps de défunts…). Bien que rien de choquant ne soit montré, tout est suggéré, à l’image de la peluche pour l’enfant. « Il y avait cette idée qu’on était vraiment dans la réalité et pas dans la fiction. Dès que l’on montre la mort dans cette dynamique, c’est largement plus impactant qu’un film fictif avec plus de 150 cadavres à la seconde et des ‘’boom boom’’ dans tous les sens. Les news, on les regarde, et on ne fait même plus attention. Sauf que là, je me suis rendu compte qu’on touche à une corde sensible. De par la proximité, nous pouvions carrément faire la transposition de ce qu’on avait vécu, se dire que ça aurait pu être notre grand-mère, notre frère ou notre gamin. Donc il fallait que je fasse toujours attention à ça. Pour déjà avoir ce filtre-là – parce que vous avez vu qu’une partie des images -, j’ai dû filmer plusieurs soins et de différentes manières avec l’idée, petit à petit, de chercher comment construire l’image et comment elle devait fonctionner. Même si j’en ai mis peu, ce que je trouvais important, c’était de ne jamais oublier où nous étions. Chaque moment est symbolique. »

Entre le travail humain, que fournit le personnel, et la logique entrepreneuriale, la frontière peut parfois être étroite. Une scène nous montre une femme en plein désarroi suite au décès de son époux. On lui suggère une inhumation, plus chère que l’incinération prévue. Ce passage nous a fait réagir : nous nous sommes dit que le monde des pompes funèbres reste celui d’entreprises cherchant à faire aussi du business. « Ce que tu me dis là, pour moi, c’est que le film est réussi parce tu réagis à une scène extrêmement bizarre. Car lui, il a l’impression de faire bien son taff mais vu de l’extérieur, il y a quelque chose de déviant. Il y a des scènes assez marquantes mais beaucoup ont plus réagi à ce moment-là. Je pense que c’est parce que tu t’y vois, toi aussi, à cet endroit », nous répond le réalisateur. La dernière demeure, c’est le nom que l’on donne à l’emplacement où le défunt va finir. Attribuer ce nom à un endroit que quelqu’un n’utilisera pas, est-ce correct ? Ou alors le faisons-nous plus pour le vivant, ceux qui restent ? Pour qu’ils aient un endroit où venir se recueillir, se souvenir, rendre hommage ?

Pour se pencher sur tous ces questionnements, le documentaire traite le point de vue de personnes qui travaillent avec la mort et, par-là, met en lumière un secteur professionnel bien trop souvent occulté. Peut-être parce que la vérité est difficile à voir. « J’ai rencontré deux hommes qu’on voit dans le film, Jean-Pierre Comtet et Pascal Malherbe. C’est là que je me suis rendu compte qu’il y avait autre chose derrière, c’est-à-dire que ces deux hommes portent un regard sur notre société. Les deux ont le même profil. Ce sont des gens qui ont le grand-père, les parents, dans le funéraire et qui ont repris l’entreprise. Et il avait une autre particularité : c’est que, eux deux n’avaient pas d’enfants. Et en gros, au moment où j’ai fait le film, j’avais presque l’âge qu’aurait pu avoir leur fils. Donc j’étais un peu un légataire testamentaire de ce qu’ils portaient comme regard sur la société et je me suis dit ‘’tiens ma place doit être à cet endroit et le film va devenir un regard sur notre société à travers le regard de deux entrepreneurs de pompes funèbres’’. Je pense qu’ils étaient à un moment où ils avaient envie de transmettre quelque chose, on s’est trouvé au bon moment. »

Dans une société lisse et aseptisée, la Mort ne peut avoir sa place. Cette question est aussi posée dans ce documentaire qui a pour sous-titre « L’endroit où la Mort n’est pas un tabou ». Je vous invite à voir ce très bon documentaire qui est disponible gratuitement sur KUB.

Alexis Le Cocquen

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